Thursday, March 6, 2008

Société Générale : chef-d'oeuvre en péril

31 janvier 2008
ISABELLE CHAPERON
Un TGV Méditerranée qui déraille, une défaillance dans la centrale nucléaire de Pierrelatte, du benzène dans le Château Latour. La fraude à 4,9 milliards d'euros essuyée par la Société Générale n'est pas moins que cela. Un drame. Un fleuron tricolore menacé. La classe politique et l'opinion publique s'étaient mobilisées pour sauver Alstom. La banque de la Défense, au contraire, est lynchée, alors même que le contribuable n'est pas sollicité, qu'aucun client n'a été grugé, que la banque n'est même pas en perte. Quant aux actionnaires, cela fait partie du risque lié à l'investissement en actions. Juste un peu de compréhension et de mise en perspective ne nuiraient pas...
Comme le TGV, les dérivés actions de la Socgen devraient être une fierté nationale. Cette affirmation peut choquer ceux qui, en France, considèrent la banque comme un métier peu respectable. « L'argent est le grand crime, plus encore que d'avoir du talent », soupirait Emile Zola. Dérivés actions, cela parle moins qu'un record de vitesse ou que l'épopée de l'atome mais, dans le gotha international de la finance, cette activité a pris valeur de légende. Ou comment les petits crânes d'oeuf français tiennent la dragée haute à l'intelligentsia américaine. Pour tout le reste, Wall Street et la City dament le pion à Paris. Mais sur les options et autres produits innovants, la Société Générale avait réussi depuis vingt ans à maintenir une position de leader mondial. Un tour de force dans un univers où le copyright n'existe pas, qui a tiré toute l'industrie financière française, de BNP Paribas à Calyon.
Petite précision, ce ne sont pas, pour la plupart, des activités de spéculation - le vilain mot. Il s'agit pour les opérateurs de jouer sur des gros volumes afin de capter des petites marges liées à des anomalies de marchés ou encore de structurer des produits financiers pour un assureur ou une entreprise, soucieux de se couvrir contre les catastrophes naturelles ou la baisse du dollar. Cette filière offre des emplois à valeur ajoutée, en France, pour les jeunes diplômés des écoles d'ingénieur et de commerce. Enfin, banques et banquiers sont de bons contribuables pour le Trésor français...
Mais ce succès dépasse nos frontières. A Londres, sur les desks de produits dérivés de Goldman Sachs, de Merrill Lynch ou de Bank of America, on parle anglais avec l'accent français. Des bataillons de polytechniciens et autres normaliens ont la mainmise sur la haute voltige financière de la City. Autant dire que cette enclave gauloise dans le monde anglo-saxon agace prodigieusement. Ce n'est pas pour rien que les médias britanniques et américains se déchaînent contre la Société Générale. « Un style de capitalisme français est maintenant entaché », commente le « New York Times ». Comme si les pertes abyssales des Citigroup et autres Merrill Lynch sur le « subprime » ne ternissaient pas le capitalisme américain...
On aurait tort de hurler avec les loups. Bien sûr, la Société Générale a fauté. Son image est atteinte. Elle sera peut-être vendue. Mais le modèle économique des dérivés actions n'est pas mort. D'abord, arrêtons les fantasmes collectifs sur le thème « on nous cache tout, on nous dit rien ». Il est impensable que Daniel Bouton, le PDG de la banque, ait cherché à mettre sur le dos d'un trader indélicat des pertes générées ailleurs. Il va y avoir une enquête pénale et aucun dirigeant de la banque, dont la fortune est depuis longtemps établie, n'a envie de terminer en prison pour sauver son job.
Autre point important, le contrôle interne a failli. Mais pas sur son coeur de métier. L'expertise de la Société Générale, c'est de concevoir, valoriser puis vendre des produits financiers sophistiqués, tout en minimisant le risque résiduel sur son bilan. Compte tenu des sommes en jeu, il vaut mieux ne pas se rater. D'autres, comme Natexis, il y a quelques années, ont payé cher l'absence de modèle pertinent de valorisation. La Société Générale, elle, paye cher de n'avoir pas imaginé qu'on pouvait tenter de faire exploser une bombe artisanale dans une centrale nucléaire. Dans l'univers de la sophistication, « il nous l'a fait à l'ancienne », soupire-t-on à la Société Générale. Les systèmes ont forcément livré, semaines après semaines, leur lot d'anomalies, mais les contrôleurs de la banque n'ont pas accordé leur juste importance à une succession de clignotements. Des complicités ? Peut-être. Au final, la perte est énorme, mais cela ne remet pas en cause l'assise de la Générale en termes de modèles mathématiques et de technologie.
Sous couvert d'anonymat, tous les banquiers, à Paris, à Londres ou à New York, avouent que les procédures internes sont loin du zéro-défaut. Oui, les traders dépassent parfois leurs limites, oui, certains petits malins partent avec une partie de la recette de la journée. Ils ne sont pas toujours poursuivis. Le coût du risque fait partie du résultat d'une banque, comme les fraudeurs du métro et les démarques inconnues des grandes surfaces. La seule différence, avec l'affaire de la Générale, c'est l'ampleur de l'erreur.
A aucun moment, la position globale de Jérôme Kerviel - 50 milliards d'euros tout de même -, n'a été détectée par les systèmes. Aberrant. Inacceptable. Une leçon que toutes les banques de marchés vont s'empresser de tirer. Mais, pour la Société Générale, un autre enseignement apparaît en filigrane. L'histoire pathétique du Rastignac de Pont-L'Abbé témoigne de ce déplorable élitisme à la française, de cette arrogance de caste. Quand on n'a fait que la fac, on n'est pas pris au sérieux au royaume des dérivés actions ? Et les contrôleurs seraient une sous-race ? Si le business modèle reste valable, une révolution culturelle s'impose avec la recherche de managers dans cet Etat dans l'Etat dotés d'une réelle dimension humaine. C'est cela qui devrait être sanctionné.
Les dommages, au final, ne sont pas irréparables. Le métier surfe sur les besoins de structuration du risque à travers le monde, et la période troublée qui s'annonce va renforcer cette demande. Reste à savoir si les clients jugeront la Société Générale comme une contrepartie suffisamment solide pour lui confier leurs contrats de swaps et autres produits d'épargne garantis. Le crédit, dans tous les sens du terme, reste le nerf de la guerre. L'augmentation de capital prévue devrait répondre à une partie de ces exigences. Une bonne vieille augmentation de capital à l'ancienne, avec droit préférentiel de souscription, contrairement au renflouement en urgence des UBS, Citigroup et Merrill Lynch, par des pompiers opulents venus d'Asie et du Golfe.