ISABELLE CHAPERON
Un TGV Méditerranée qui déraille, une défaillance dans
la centrale nucléaire de Pierrelatte, du benzène dans le Château Latour.
La fraude à 4,9 milliards d'euros essuyée par la Société Générale
n'est pas moins que cela. Un drame. Un fleuron tricolore menacé. La classe
politique et l'opinion publique s'étaient mobilisées pour sauver Alstom.
La banque de la Défense, au contraire, est lynchée, alors même que le contribuable
n'est pas sollicité, qu'aucun client n'a été grugé, que la banque n'est
même pas en perte. Quant aux actionnaires, cela fait partie du risque lié
à l'investissement en actions. Juste un peu de compréhension et de mise
en perspective ne nuiraient pas...
Comme le TGV, les dérivés actions de la Socgen devraient
être une fierté nationale. Cette affirmation peut choquer ceux qui, en
France, considèrent la banque comme un métier peu respectable. « L'argent
est le grand crime, plus encore que d'avoir du talent », soupirait Emile
Zola. Dérivés actions, cela parle moins qu'un record de vitesse ou que
l'épopée de l'atome mais, dans le gotha international de la finance, cette
activité a pris valeur de légende. Ou comment les petits crânes d'oeuf
français tiennent la dragée haute à l'intelligentsia américaine. Pour tout
le reste, Wall Street et la City dament le pion à Paris. Mais sur les options
et autres produits innovants, la Société Générale avait réussi depuis
vingt ans à maintenir une position de leader mondial. Un tour de force
dans un univers où le copyright n'existe pas, qui a tiré toute l'industrie
financière française, de BNP Paribas à Calyon.
Petite précision, ce ne sont pas, pour la plupart, des
activités de spéculation - le vilain mot. Il s'agit pour les opérateurs
de jouer sur des gros volumes afin de capter des petites marges liées à
des anomalies de marchés ou encore de structurer des produits financiers
pour un assureur ou une entreprise, soucieux de se couvrir contre les catastrophes
naturelles ou la baisse du dollar. Cette filière offre des emplois à valeur
ajoutée, en France, pour les jeunes diplômés des écoles d'ingénieur et
de commerce. Enfin, banques et banquiers sont de bons contribuables pour
le Trésor français...
Mais ce succès dépasse nos frontières. A Londres, sur les
desks de produits dérivés de Goldman Sachs, de Merrill Lynch ou de Bank
of America, on parle anglais avec l'accent français. Des bataillons de
polytechniciens et autres normaliens ont la mainmise sur la haute voltige
financière de la City. Autant dire que cette enclave gauloise dans le monde
anglo-saxon agace prodigieusement. Ce n'est pas pour rien que les médias
britanniques et américains se déchaînent contre la Société Générale.
« Un style de capitalisme français est maintenant entaché », commente le
« New York Times ». Comme si les pertes abyssales des Citigroup et autres
Merrill Lynch sur le « subprime » ne ternissaient pas le capitalisme américain...
On aurait tort de hurler avec les loups. Bien sûr, la Société
Générale a fauté. Son image est atteinte. Elle sera peut-être vendue.
Mais le modèle économique des dérivés actions n'est pas mort. D'abord,
arrêtons les fantasmes collectifs sur le thème « on nous cache tout, on
nous dit rien ». Il est impensable que Daniel Bouton, le PDG de la banque,
ait cherché à mettre sur le dos d'un trader indélicat des pertes générées
ailleurs. Il va y avoir une enquête pénale et aucun dirigeant de la banque,
dont la fortune est depuis longtemps établie, n'a envie de terminer en
prison pour sauver son job.
Autre point important, le contrôle interne a failli. Mais
pas sur son coeur de métier. L'expertise de la Société Générale,
c'est de concevoir, valoriser puis vendre des produits financiers sophistiqués,
tout en minimisant le risque résiduel sur son bilan. Compte tenu des sommes
en jeu, il vaut mieux ne pas se rater. D'autres, comme Natexis, il y a
quelques années, ont payé cher l'absence de modèle pertinent de valorisation.
La Société Générale, elle, paye cher de n'avoir pas imaginé qu'on
pouvait tenter de faire exploser une bombe artisanale dans une centrale
nucléaire. Dans l'univers de la sophistication, « il nous l'a fait à l'ancienne
», soupire-t-on à la Société Générale. Les systèmes ont forcément
livré, semaines après semaines, leur lot d'anomalies, mais les contrôleurs
de la banque n'ont pas accordé leur juste importance à une succession de
clignotements. Des complicités ? Peut-être. Au final, la perte est énorme,
mais cela ne remet pas en cause l'assise de la Générale en termes de modèles
mathématiques et de technologie.
Sous couvert d'anonymat, tous les banquiers, à Paris, à
Londres ou à New York, avouent que les procédures internes sont loin du
zéro-défaut. Oui, les traders dépassent parfois leurs limites, oui, certains
petits malins partent avec une partie de la recette de la journée. Ils
ne sont pas toujours poursuivis. Le coût du risque fait partie du résultat
d'une banque, comme les fraudeurs du métro et les démarques inconnues des
grandes surfaces. La seule différence, avec l'affaire de la Générale, c'est
l'ampleur de l'erreur.
A aucun moment, la position globale de Jérôme Kerviel -
50 milliards d'euros tout de même -, n'a été détectée par les systèmes.
Aberrant. Inacceptable. Une leçon que toutes les banques de marchés vont
s'empresser de tirer. Mais, pour la Société Générale, un autre enseignement
apparaît en filigrane. L'histoire pathétique du Rastignac de Pont-L'Abbé
témoigne de ce déplorable élitisme à la française, de cette arrogance de
caste. Quand on n'a fait que la fac, on n'est pas pris au sérieux au royaume
des dérivés actions ? Et les contrôleurs seraient une sous-race ? Si le
business modèle reste valable, une révolution culturelle s'impose avec
la recherche de managers dans cet Etat dans l'Etat dotés d'une réelle dimension
humaine. C'est cela qui devrait être sanctionné.
Les dommages, au final, ne sont pas irréparables. Le métier
surfe sur les besoins de structuration du risque à travers le monde, et
la période troublée qui s'annonce va renforcer cette demande. Reste à savoir
si les clients jugeront la Société Générale comme une contrepartie
suffisamment solide pour lui confier leurs contrats de swaps et autres
produits d'épargne garantis. Le crédit, dans tous les sens du terme, reste
le nerf de la guerre. L'augmentation de capital prévue devrait répondre
à une partie de ces exigences. Une bonne vieille augmentation de capital
à l'ancienne, avec droit préférentiel de souscription, contrairement au
renflouement en urgence des UBS, Citigroup et Merrill Lynch, par des pompiers
opulents venus d'Asie et du Golfe.